125.
Les deux journalistes ont l’impression que le voyage a duré six ou sept heures.
Enfin l’engin s’immobilise dans un grand bruit de frein à main.
Stéphane Krausz ouvre l’arrière de la fourgonnette et leur demande de mettre un bandeau sur les yeux.
Ils obtempèrent, puis descendent du véhicule.
Ils sentent qu’ils sont dans un endroit ouvert et vaste, très venteux.
Guidés par des mains invisibles, ils parcourent d’abord une rue, puis une autre qui monte, une troisième encore plus abrupte avec sous leurs semelles des pavés glissants. Une lourde porte de bois s’ouvre en grinçant.
Ils traversent une cour, puis une autre.
Stéphane Krausz murmure des instructions à des personnes dont Isidore et Lucrèce devinent la présence. Une nouvelle porte s’ouvre. Ils parviennent dans une pièce fraîche. Comme si c’était un geste naturel, Lucrèce tâtonne et prend la main d’Isidore. Il ne la retire pas.
Ce bandeau sur les yeux… ça m’excite énormément.
Si je faisais l’amour avec Isidore à cet instant j’aimerais que ça commence par des caresses à des endroits où je ne le sentirais pas venir. Tout d’un coup sa bouche serait sur ma nuque puis dans le creux de mes reins, puis près de mes oreilles.
La jeune journaliste est tirée de sa rêverie par un bruit de serrure rouillée. Ils avancent, descendent un escalier. Couloir. Nouvel escalier. Nouveau couloir. Ils descendent encore d’un étage, par un escalier étroit en colimaçon.
Enfin ils débouchent dans un lieu plus chaud. On les invite à s’asseoir.
Stéphane Krausz retire enfin leurs bandeaux.
Ils se trouvent tous les deux sur un ring, assis dans des fauteuils, mais libres de leurs mouvements, sans sangles et sans pistolet sur la tempe.
La décoration est assez semblable à celle qu’ils avaient trouvée sous le phare, mais l’endroit est beaucoup plus exigu.
Près d’eux, une personne en cape violette et tunique, affublée d’un masque de la même couleur représentant un visage hilare, bouche en U, sourcils relevés.
Derrière elle se tiennent deux individus en cape et tunique d’un mauve plus clair. Leurs masques affichent un visage très rieur.
Et derrière eux, deux autres portent des masques rose foncé au rire moins marqué.
Stéphane Krausz enfile lui-même une cape et un masque mauves, la bouche en plein éclat de rire. Il s’adresse à la silhouette au masque violet et hilare :
— Salutations, Grande Maîtresse. Je vous ai amené Lucrèce Nemrod. Elle est journaliste scientifique au Guetteur Moderne, elle a 28 ans, c’est elle que j’ai rencontrée en premier. Elle enquêtait sur la mort de Darius.
La voix tranquille de Krausz contraste avec le rictus du masque. La femme nommée Grande Maîtresse hoche la tête.
— Et cet homme, c’est Isidore Katzenberg, journaliste scientifique au chômage.
— … À la retraite, rectifie l’homme.
— Enfin, il ne travaille pas, mais il a été un temps journaliste scientifique au Guetteur Moderne lui aussi.
— … Avant d’être viré, précise Isidore.
— Il a 48 ans. Tous deux enquêtent sur la mort du Cyclope, ils connaissaient déjà notre existence. Ils sont allés au « phare ». Ils ont découvert le drame.
La femme au masque violet a un léger frisson.
— Et ils possèdent depuis peu la BQT.
À cet instant une rumeur parcourt les quelques personnes présentes.
— Saisissez-la, ordonne-t-elle.
— Notre mallette est piégée, dit Lucrèce. Si vous essayez de l’ouvrir sans utiliser le code son précieux contenu sera détruit.
La femme au masque violet se tourne vers Stéphane Krausz qui fait un signe de confirmation.
— Vous voulez quoi en échange de la BQT ? demande-t-elle.
— La Connaissance, dit Isidore, je croyais que tout cela avait déjà été négocié et convenu par textos.
— Quelle Connaissance ?
— Sur le rire, sur votre société secrète, sur vous, répond Isidore.
— Rien que ça ?
La voix sérieuse contraste avec la mimique joyeuse du masque.
— Je crois que c’est ce qui a été convenu avant notre arrivée ici, reprend Lucrèce.
— On ne prend pas de « touristes ». Et pour être « dedans » il faut être initié. C’est pénible, c’est difficile, c’est long, c’est dangereux, très dangereux. Êtes-vous sûrs de désirer cela ?
— Combien de temps dure l’initiation ? demande simplement Isidore.
— 9 mois. Le temps d’une gestation.
— Dans ce cas, nous vous donnerons la BQT dans 9 mois, répond Isidore Katzenberg.
La femme au masque violet consulte ses acolytes en cape mauve qui se tiennent légèrement derrière elle.
— Le problème, dit-elle enfin, c’est que nous sommes pressés. Notre groupe sans BQT est comme…
— Une huître sans sa perle ? propose Isidore.
— … Une cathédrale sans sa relique. Elle fait partie de notre légitimité.
La petite assistance est à nouveau parcourue d’une rumeur d’approbation.
— Vous n’êtes pas sans savoir que d’autres « individus » se prétendent héritiers de notre tradition sans aucun droit. Nous avons eu des problèmes de… « dissidence ».
— Cyclop Production ? suggère Lucrèce.
La femme au masque violet ne répond pas.
Isidore a raison, c’est ici que se trouve la clef de la mort de Darius. C’est aussi forcément ce que Sébastien Dollin a essayé de me faire comprendre quand il m’a confié : « Retrouvez Tristan Magnard, entrez dans la GLH et le meurtre de Darius trouvera sa réponse. » « Entrez ». Il a bien dit d’entrer. Comme s’il avait prévu ce qu’il se passe actuellement.
La Grande Maîtresse au masque violet consent enfin à prononcer :
— Vu la situation un peu exceptionnelle, nous allons faire une entorse tout aussi exceptionnelle à notre règle pour vous. Nous allons vous offrir une formation accélérée. Votre initiation se déroulera non pas en 9 mois mais en… 9 jours.
Les masques mauves approuvent. Des masques rose foncé leur parvient une rumeur de réprobation.
— Telle est notre décision ! dit la femme au masque violet en tapant dans ses mains pour rétablir le calme.
Les masques rose foncé se taisent progressivement.
— Puisque vous le connaissez déjà, ce sera Stéphane Krausz qui sera votre instructeur. Au bout de ces 9 jours vous passerez l’examen final qui vous permettra de faire partie des nôtres, et en échange vous nous remettrez la BQT.
Isidore Katzenberg semble ravi.
— Si j’ai bien compris, en 9 jours vous avez la prétention de nous apprendre à être drôles ?
L’assistance des masques est parcourue de quelques rires moqueurs. La Grande Maîtresse frappe à nouveau dans ses mains, puis elle déclare :
— Vous voyez, ça commence déjà à faire effet. Vous commencez déjà à être comiques.
Où sommes-nous tombés ? Et si nous étions juste dans une sorte d’asile de fous ? Tous ces masques et toutes ces capes ne me disent rien de bon. Pourtant Isidore ne semble pas inquiet.
Déjà la femme au masque violet fait un signe et une personne en masque et cape rose clair s’avance.
— Je pense que vous devez être fatigués, on va vous conduire dans vos chambres.
La cape rose clair les guide vers les étages inférieurs. Ils découvrent une coursive avec des dizaines de portes numérotées.
Lucrèce remarque que toutes les portes sont dépourvues de serrure. Enfin l’homme en rose clair leur ouvre une chambre surmontée du chiffre 103.
Dans la chambre, l’ameublement est réduit au strict minimum : deux lits superposés en métal, une table, deux chaises, une armoire. Pas de fenêtre. Juste une salle de bains sur la droite.
Lucrèce cache sa mallette sous le matelas après avoir accroché la menotte au montant du lit, lui-même boulonné au sol.
Épuisés, ils choisissent leurs lits respectifs.
— Vous en pensez quoi, Isidore, de tout ça ?
Mais le journaliste, épuisé par les émotions du jour, s’est affalé dans la couche supérieure. Il a fermé les yeux, et il ronfle doucement.
Je me demande si nous n’avons pas fait une grosse bêtise.